Un immense honneur. Il n’y a pas d’autres mots pour décrire notre bonheur d’avoir pu discuter avec Ian Anderson, légende du rock et leader de Jethro Tull. Oui oui, le groupe mythique du rock progressif des années 1970, mélangeant allègrement folk, blues et hard rock avec des paroles ornées et un jeu prodigieux à la flûte par Ian Anderson lui-même.
“J’apprécie la nature plus mathématique de la musique classique”
Votre album à paraître – Jethro Tull – The String Quartets – ne constitue pas votre première collaboration avec une formation classique. La musique classique a-t-elle toujours eu une forte influence sur votre musique ?
Cela a évolué au fil du temps, mais a commencé lorsque j’étais enfant, à l’école. Pas exactement la vraie musique classique, mais la musique d’église. Je pense que, quelque part, la nature très organisée et formelle de la musique classique a conservé une influence chez l’adolescent que j’étais, quand j’écoutais du jazz et du blues. Une autre partie de mon cerveau appréciait la nature plus mathématique de cette musique très différente. Donc quand j’écoutais Bach et Beethoven en tant que jeune musicien professionnel, je sentais que c’était le genre de musique que je pourrais potentiellement incorporer un peu dans mes propres compositions.
Au fil des années, j’ai travaillé avec des quatuors à cordes et des orchestres, tant en studio qu’en live. Ça a débuté en novembre 1968 quand j’ai enregistré A Christmas Song avec une mandoline et un quatuor à cordes. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai mis ce morceau sur le nouvel album, plus ou moins dans sa forme originelle, en guise de rappel sentimental du temps où j’ai commencé à m’intéresser aux instruments de l’orchestre. Je fais régulièrement des concerts avec des orchestres. J’en ai d’ailleurs un de prévu en mai à la Red Rocks Arena de Denver avec le Colorado Symphony Orchestra pour ouvrir leur saison d’été. Ça peut paraître une grande occasion, mais j’ai en réalité joué de nombreux concerts avec des orchestres, donc c’est vraiment comme un jour normal au boulot pour moi ! Beaucoup de répétitions, aller à la salle, faire le concert et quitter la ville. Le résumé de ma vie.
On voit souvent les musiciens de rock comme des personnes qui jouent assez instinctivement et n’ont que très peu – voire pas du tout – de connaissance de la théorie musicale. Avez-vous une quelconque éducation musicale formelle ?
Je suis un musicien autodidacte et je ne lis ni n’écris pas de musique formellement. J’ai eu la chance de travailler des années avec David Palmer, un orchestrateur et arrangeur qui a d’ailleurs joué un temps second clavier de Jethro Tull, et plus récemment John O’Hara avec qui j’ai joué 10 ou 12 ans, un musicien classique qui joue également du clavier. C’est lui qui a fait les arrangements pour le quatuor à cordes et fait ceux des spectacles avec orchestres. On parle ensemble avec des notions de théorie musicale, en mesures, croches et double-croches. Mais je ne lis pas la musique.
J’ai vraiment pensé à apprendre mais j’ai l’impression que ça prendrait tellement de temps et que je terminerais frustré parce que mon cerveau et mes doigts vont beaucoup plus vite sans y recourir. En tant que guitariste, flûtiste et chanteur, je peux atteindre le résultat final sans avoir besoin de l’écrire et de faire des notes. Je mémorise très bien les choses et j’ai toujours senti qu’il était très important d’exercer son cerveau à mémoriser des passages de musique.
D’ailleurs en ce moment même, avec la tournée qui débute, je suis dans une de ces périodes de 3-4 jours où je travaille 2 heures par jour juste pour écouter la musique et regagner ma capacité d’association physique et mentale avec la setlist. Donc oui, c’est très important pour moi d’entraîner mon esprit, mais m’arrêter pour tout écrire ne m’aiderait pas vraiment. Parce que pourquoi le voudrais-je aujourd’hui ? Tout ce que je fais, je l’enregistre sur mon téléphone. Si j’ai une idée pour un nouveau morceau, j’écoute juste ce que j’ai enregistré dessus et l’enregistre au propre chez moi. Et le refais, puis le refais encore, jusqu’à une version finale. C’est plus facile de travailler ainsi.
“C’est inquiétant de voir les gens en colère à cause de leurs croyances religieuses”
Ce nouvel album a été enregistré dans une église. Quand on jette un oeil aux paroles de certains de vos premiers morceaux, on peut y déceler une certaine hostilité envers les religions organisés. Vous vous sentez toujours bienvenu dans ce genre d’endroits ? Votre vision de la religion et en particulier du christianisme a-t-elle changé avec les années ?
Ce n’était jamais de l’hostilité, même à l’époque. J’étais critique de certains aspects des religions organisées mais je n’étais pas anti-religion ou anti-christianisme. La religion utilisée comme outil de pouvoir et de contrôle, mais aussi la pompe et la cérémonie qui l’accompagnent. Je vais souvent dans des cathédrales catholiques romaines. Elles sont très impressionnantes, ornées, avec leur fonction rituelle spécifique, et j’apprécie ce que cela signifie pour les gens. Je ne ressens pas la même relation spirituelle que lorsque j’entre dans un édifice protestant luthérien ou anglicane, souvent moins décorés. On ne vénère pas l’or et les peintures, le glamour, le ‘show-biz’ de la religion. On essaie d’y atteindre la vérité, l’essence spirituelle… Je m’identifie donc plus facilement aux traditions luthériennes et anglicanes.
Mais je ne suis pas chrétien. Je crois au Jésus historique, Jésus de Nazareth et non Jésus ‘Christ’ (en tant qu’à la fois Fils de Dieu et Fils d’Homme, comme la Bible nous le dit confusément). Je pense que la Bible est un document très pratique, j’y recherche souvent des références et ai souvent inclus des éléments d’histoires bibliques dans mes morceaux. Mais je pense que comme toutes les religions, cela peut être très dangereux de l’approcher de manière littérale. Il y a des choses effrayantes dans la Bible. J’essaie de ne jamais prendre ces choses de manière trop littérale, d’y voir seulement les messages positifs. Je me rends compte à quel point les gens deviennent facilement radicaux avec leurs croyances. C’est très inquiétant parfois de voir des personnes en colère à cause de ça.
De manière plus générale, l’Église anglicane est plutôt ‘facile à vivre’. Je joue régulièrement dans des églises pour soutenir de grandes églises et cathédrales médiévales. Je suis un grand supporter du christianisme et de l’église physique, mais je ne me dis pas chrétien. Cependant, cela ne semble pas poser de problèmes avec les Chrétiens ouverts d’esprit avec lesquels je travaille. Je veux dire, ils espèrent tous que je vais sortir du placard un jour et dire : “ça y est, je suis vraiment chrétien après tout !”, mais cela n’arrivera pas.
“Après toutes ces années, je dois finalement conclure : je ne pense pas être gay”
Qui sait…
Non non, ça ne m’arrivera pas ! Il y a des choses dont je suis sûr après tout ce temps qu’elles ne changeront pas. Je ne vais devenir chrétien dans le sens d’être capable de me nommer en tant que tel, de la même manière que je sais que je ne vais devenir gay, parce qu’après toutes ces années, je dois finalement conclure : je ne pense pas être gay. Je n’ai jamais eu la chance de le découvrir, je n’ai jamais eu une bonne ‘offre’, donc je pense que ces jours sont passés et je dois l’accepter. Je suis très probablement hétérosexuel. Je ne sais pas si c’est à 100%, mais j’en suis presque certain.
Vous mentionnez les églises et cathédrales médiévales. Jethro Tull ont toujours eu une teinte médiévale, avec des ménestrels, des bouffons et même une Passion. D’où tenez-vous ces influences ? Y a-t-il une chance qu’on entende un jour du Jethro Tull joué sur des instruments médiévaux ?
Alors, à l’école, la seule matière que je n’ai pas étudiée – enfin si, mais j’ai échoué – était Histoire. Parce que les professeurs que j’avais étaient terriblement mauvais. Ils n’arrivaient pas à communiquer, à nous enthousiasmer, à nous inspirer. De même, je n’étais pas inspiré ou enthousiasmé par l’instruction religieuse à l’école. Ce n’est qu’une fois adulte que je m’y suis intéressé de nouveau. Depuis, j’utilise très souvent des références historiques. J’aime l’idée qu’on apprend de l’histoire : être capable de remettre en perspective le présent et imaginer comment le futur sera. On peut utiliser l’Histoire comme point de référence. Et de la même manière, je pense, avec la religion… Adulte, je me suis intéressé aux différentes religions, leur rôle dans le monde, leurs histoires, comment elles se sont développées, où et pourquoi elles ont été pratiquées. Comme adulte, je suis un bon étudiant. Mais je ne l’étais pas enfant.
On dit souvent de Jethro Tull qu’ils ont repoussé les frontières du rock, mais pourraient aussi être tenus responsables des différents excès du rock progressif dans les années 70. Quand vous regardez en arrière, à vos albums des 60s et 70s, vous sentez-vous fier, amusé ou honteux ? Les écoutez-vous tout court ?
Quand je jette un oeil à mon répertoire du début, je le fais de deux façons. D’un côté, oui c’est un moment d’histoire que je revis avec amusement, avec le plaisir d’en profiter comme simple auditeur. Mais la plupart du temps, c’est pour bien (ré)apprendre comment jouer les morceaux sur scène. Et pour certains d’entre eux que je n’ai pas joués depuis 40 ans, je dois m’immerger non seulement dans la musique mais surtout dans l’état mental et psychique dans lequel j’étais en prenant cette décision musicale ou de paroles. Parfois c’est très simple, un peu comme enfiler un vieux pull, tout de suite très confortable, facile à porter, très familier. Mais parfois, ça ne va pas, on ne peut fermer les boutons. Ça dépend des morceaux. Mais on peut envoyer un vieux pull chez le tailleur, il peut l’élargir un peu, changer la forme… De la même façon pour la musique. On peut apprendre à se vêtir de ce vieux morceau, avec quelques altérations.
Donc pour résumer. Ma façon d’observer l’ère du prog rock procède ainsi : 2 albums correspondent vraiment. Thick As A Brick, qui était un album joueur, légèrement surréaliste et amusant, et le plus sombre, plus important A Passion Play, qui je pense a été un échec à cause de sa densité musicale trop élevée, et son côté trop sérieux. J’admets facilement que ce n’est pas un de mes meilleurs travaux, comme compositeur et producteur. Comme producteur j’aurais du savoir mieux, prendre mes propres idées et les simplifier, créer plus d’espace entre les notes. Mais parfois l’enthousiasme vous emporte. C’était ainsi à l’époque.
“Il y a 200 morceaux que je ne joue pas à chaque concert”
Il me semble que vous avez souvent joué Thick As A Brick en live ces dernières années. J’ai adoré votre concert à L’Olympia en 2012. Avez-vous également joué A Passion Play récemment ?
Simplement des petits morceaux, deux ou trois sections. Mais c’est vrai que j’ai joué un peu de A Passion Play sur scène il y a trois ou quatre ans. Ça reviendra peut-être. Mais la setlist sera toujours exclusive. C’est surtout ce que je ne joue pas. 200 morceaux que je choisis de ne pas jouer. Avec autant de matériel, vous êtes obligé d’éliminer certains morceaux que vous prendriez un grand plaisir à jouer en live, mais qu’il est impossible de caser en deux heures au total. Vous devez être sélectif.
Vous jouez de la musique depuis plus de 50 ans aujourd’hui. Comment voyez-vous le changement dans la manière d’écouter de la musique depuis toutes ces années ?
Je pense que les gens ont pris l’habitude d’écouter de la musique de basse qualité – notamment des formats digitaux hautement compressés – et de l’accepter pour ce qu’elle est. Ils le font dans des endroits pas forcément très discrets : en voiture, en avion, en allant au travail en train… Ils écoutent la musique filtrée par tout ce bruit de fond, sans sourciller.
En tant que compositeur, producteur et ingénieur-son, ce n’est pas hyper agréable de se dire que les gens écoutent des sons de très mauvaise qualité. En partie à cause du format, mais surtout les circonstances dans lesquelles ils décident d’écouter de la musique. Donc j’essaie de leur donner un choix. Notre musique est d’abord disponible sous format hautement compressé mp3 ou m4a, en téléchargement et streaming. C’est mieux que la vieille cassette audio, mais même pas au niveau du CD pour ce qui est de la qualité technique. En plus quand on enregistre aujourd’hui, en 24 bit, peut-être 96 kHz d’échantillonnage, on obtient une musique qui contient tout ce que l’oreille humaine peut entendre en termes de dynamiques et fréquences. Nous sommes parvenus aux limites de ce dont nous pouvons avoir besoin. À moins que ne nous poussent de nouvelles oreilles. L’audio 24-bit est le meilleur format, mais ce n’est bien sûr pas celui que les gens écoutent.
Soit ils achètent le CD, ce qui est plutôt bien même si le 16 bit n’a pas la même sensibilité dynamique et la subtilité qu’à le 24 bit. Ça ne semble pas beaucoup (seulement 8 bits), mais cela représente beaucoup en termes de différences de qualité. C’est la même chose avec les photographies. Quand l’appareil photo atteint 16 megapixels, c’est top. Mais j’ai un appareil qui peut capturer à 55 megapixels, et oui, on voit la différence dans les détails, des détails qu’on ne pourrait presque pas voir à l’oeil nu. On a atteint le niveau maximal de qualité nécessaire et perceptible, tant pour la musique que la photo.
“On continue d’écouter de la musique dans un format de mauvaise qualité et n’importe comment”
La technologie devient plus abordable. Conserver des fichiers devient moins cher et plus facile, et pourtant on continue (pour la plupart d’entre nous) d’écouter de la musique dans un format de mauvaise qualité. Et pour ceux qui pensent que le vinyle est la forme la plus pure d’écoute de musique, la réponse est non. Absolument pas [voir à ce sujet notre article : Vinyle meilleure que mp3 ? Bullshit !]. Le disque vinyle aura toujours des scratchs, des crissements, des bruits, mais les gens adorent le vinyle à cause de la nostalgie qu’il provoque, de son aspect physique, sa nature plus organique. Pourtant, ce sera quasiment toujours de qualité inférieure pour une raison ou une autre. Mais les gens diront : “c’est une forme de magie tu vois, la réponse de fréquence est limitée mais il a ce rendu dont on ne peut se passer”
Dernière question que l’on pose lors de toutes nos interviews : quel est votre album préféré des Beatles ?
Wow, là vous m’avez eu parce que je n’ai jamais vraiment été un fan des Beatles. Je suppose que ce serait Sgt Pepper’s, pour le monument qu’il représente pour la pop music, en compagnie de The Piper at the Gates of Dawn de Pink Floyd la même année [1967]. Ils forment ces moments qui ont bouleversé la musique pour toute une génération. Même si je n’étais pas un fan des Beatles, je pense que j’ai appris quelque chose de Sgt Pepper’s, de sa variété, de sa nature presque surréaliste, tout à fait louables. George Martin [producteur des Beatles] était un ami. Je ne connaissais pas du tout les Beatles, mais George Martin, oui. Il a eu un rôle considérable dans leur carrière. J’aime à penser que Sgt. Pepper’s est cet album qui n’aurait pas pu exister avec un autre producteur. Cela devait être George. Il était le Cinquième Beatles, et même peut-être le Troisième ! C’était quelqu’un de vraiment particulier, qui a aidé à maintenir ensemble ces personnalités complètement opposées aux influences musicales très différentes.